Club Science CNRS
Les fourmis zombies : quand un champignon prend le contrôle
JudithTurroques
Imaginez un monde où un organisme parasite prend le contrôle de votre corps et vous pousse à grimper en hauteur pour mourir dans une posture bien précise… C’est exactement ce que vivent certaines espèces de fourmis, victimes champignons manipulateurs. Ce n’est pas un film de science-fiction, mais bien un phénomène naturel fascinant et inquiétant.
Un champignon qui prend le contrôle de ses hôtes
Les espèces Ophiocordyceps unilateralis et O. ponerinarum sont des champignons parasites capables d’infecter des insectes, notamment certaines fourmis comme la fourmi charpentière (Camponotus leonardi). Ces champignons ne se contentent pas de vivre aux dépens de leurs hôtes : ils les transforment littéralement en « zombies ».
L’infection commence lorsque la fourmi entre en contact avec les spores du champignon, qui pénètrent sa cuticule (sa « peau »). Rapidement, le champignon se répand à l’intérieur du corps de la fourmi, tout en préservant ses organes vitaux. Il se nourrit des organes non essentiels, comme un parasite soigneux de garder son hôte fonctionnel le plus longtemps possible.
Des comportements étranges et contrôlés
Très vite, les autres fourmis détectent le comportement anormal de leur congénère. Celle-ci devient agitée, se toilette de manière excessive (on parle d’hyper toilettage) et finit par être isolée du reste de la colonie, comme si les autres fourmis sentaient le danger. Chez Camponotus leonardi, une fois infectée, la fourmi quitte la canopée (à 20 mètres de hauteur) et se met à errer de manière désordonnée. Des convulsions répétées la font chuter au sol, l’empêchant de retourner dans la canopée. Ces mouvements anormaux forcent la fourmi à rester dans le sous-bois, zone idéale pour le développement du champignon. Le plus troublant : la fourmi grimpe sur une feuille ou une branche basse, puis plante fermement ses mandibules dans une nervure de feuille avant de mourir, figée dans une posture bien précise. Ce comportement, appelé « morsure de la mort », se produit toujours au moment où le soleil est au plus haut, suggérant une influence de l’environnement sur le cycle de reproduction du champignon. Sur le graphique ci-dessous, des chercheurs ont étudiés un groupe de 21 fourmis infectées. La barre bleue représente le temps d’observation ; les barres verticales noires les convulsions ; les étoiles les chutes et les triangles rouges les morsures des fourmis dans les nervures des feuilles. |
Behavioral mechanisms and morphological symptoms of zombie ants dying from fungal infection
Un contrôle sans passer par le cerveau
Fait étonnant, le champignon ne contrôle pas directement le cerveau de la fourmi. À la place, il tisse un réseau de cellules fongiques (hyphes) dans tout le corps de l’insecte, en particulier dans les muscles des mandibules, qu’il atrophie, comme on peut le voir sur l’observation ci-après.
Cu = cuticule Mu = muscle de la fourmi PPG = glande post-pharyngée → on observe un grand nombre de cellules fongiques autour de celle-ci B = cerveau B) = observation d’un muscle sain C) = observation du muscle d'une fourmi infecté par le champignon
Ces observations au microscope ont montré : Des espaces anormaux entre les fibres musculaires. Des stries musculaires affaiblies ou rompues. Une réduction des mitochondries, rendant les muscles moins efficaces. La présence de cellules fongiques entre les fibres, laissant des empreintes visibles. Ce dérèglement musculaire a une conséquence : les mandibules restent bloquées après la mort, ce qui empêche la fourmi de tomber, assurant ainsi que le corps reste bien en place pour la prochaine étape… |
Behavioral mechanisms and morphological symptoms of zombie ants dying from fungal infection
Le but final : se reproduire
Une fois la fourmi morte, le champignon pousse hors de son corps. Un long sporophore émerge souvent de la tête ou du dos de l’insecte. Ce dernier libère des milliers de spores dans l’environnement pour infecter d’autres fourmis. Chaque étape du processus : chute, choix du lieu, morsure, mort, développement du champignon, est orchestrée pour maximiser la propagation des spores dans des conditions optimales de chaleur et d’humidité.
|
Ophiocordyceps unilateralis Crédit photo : Michael Kesl |
Une énigme encore partiellement non résolue
Si les grandes lignes de cette manipulation parasitaire sont bien comprises, de nombreuses questions subsistent. Par exemple :
Comment le champignon synchronise-t-il le comportement de la fourmi avec des facteurs environnementaux comme la lumière ou la température ?
Quels signaux chimiques ou moléculaires utilise-t-il pour diriger les mouvements de la fourmi sans toucher directement à son cerveau ?
Comment se fait-il que ce système soit si précis dans son timing et sa géographie (sous-bois, nervure de feuille, heure du jour...) ?
Ce phénomène extraordinaire nous rappelle que la nature, aussi belle que cruelle, regorge de stratégies de survie sophistiquées. La manipulation parasitaire du comportement des fourmis par Ophiocordyceps est un exemple spectaculaire de coévolution entre un parasite et son hôte.
Remerciements :
Je remercie Mme Breban-Boissac pour son accompagnement et ses précieux conseils tout au long de la rédaction de cet article.
Mes remerciements s’adressent également à Abdel AOUACHERIA pour son soutien et l’accès à des ressources documentaires de qualité.